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Un grand rideau de peupliers majestueux, sur l’autre rive, dissimule à peine, les vastes champs de cette terre agricole, riche et généreuse du sud ouest de la France.
Une brise légère agite le feuillage de ces gardiens sylvestres en un chuchotement discret de vieilles bavardes. Le toussotement asthmatique d’un tracteur, au loin, rompt à peine le charme de cet endroit paradisiaque. C’est le temps merveilleux des vacances. Il fait beau. Il fait chaud. Le ciel est immaculé de nuages. Le couple de pécheurs est niché au milieu d’une verdure foisonnante d’herbes hautes, de ronces et de roseaux. Ils sont assis à même les deux planches soutenues, comme par miracle, par des rondins de bois grossièrement taillés.
Cet embarcadère improvisé supporte aussi les cannes à pêches, le filet à poissons, et la boite à appâts. Les senteurs des plantes couvrent à peine l’odeur âcre et poissonneuse de l’eau du fleuve. Là-bas, dans la ferme aux murs épais de pisé, la grand-mère, assise sur sa chaise, sous le hangar aux tuiles surchauffées, déplume consciencieusement un canard pour le repas du soir. L’enfant se met à bailler. La pêche, c’est bien, mais cela ne remplace pas une balade en vélo à travers les champs de tabac et de maïs sur les chemins poussiéreux de la campagne vallonnée du Lot et Garonne. Le père, lui, est tout à sa passion redoutable. Il s’agit de la capture d’une bestiole qui le nargue depuis des années ;
la carpe !
Animal ombrageux et retors qui lui a cassé maintes lignes, et qui l’a même jeté dans le fleuve, un jour d’orage ! C’est vous dire, si entre les deux, c’est une lutte à mort ! Pour l’instant, c’est la « paix armée » ! Qui peut s’imaginer, qu’un endroit aussi paisible, a été le témoin, quelques années auparavant, d’un drame singulier.
Cela se situe pendant l’occupation allemande. A quelques mètres de l’endroit où mon père surveille sa carpe, un homme entre deux âges, pêche lui aussi, paisiblement. Il est le maire d’un petit village des environs. Comme des millions de ses compatriotes, il n’est pas un héros. Il subit, courbe le dos, et attend que « l’orage passe » ! Dans cette région bénie par la providence, la guerre est loin. A part quelques privations, la présence incongrue d’étrangers en uniforme et des nouvelles dans la presse et à la radio de Vichy, la vie s’écoule comme elle le fait toujours. Son seul gros chagrin c’est son fils prisonnier dans un stalag allemand. Mais les rares nouvelles qui lui parviennent ne sont pas trop mauvaises. Le fiston supporte sans trop de mal sa captivité. Plongé dans ses amères pensées, notre homme est brusquement intrigué par un bruit inhabituel. D’abord le petit bruit d’un moteur pétaradant, mais qu’il n’arrive pas à situer ! Ce ne n’est pas sur la route ! Ça, il peut le jurer ! Ce n’est pas un tracteur ou une pompe d’arrosage dont il connaît parfaitement la « musique ».
Et puis soudain, il comprend que le bruit vient du ciel ! Ce qu’il voit alors le statufie ! Un avion descend brutalement vers le fleuve ! Aucun doute n’est plus permis. L’aéronef en perdition tente de se poser sur la surface de l’eau ! Un panache de fumée noire s’étire derrière lui. Le choc avec l’élément liquide est impressionnant ! La croix noire sur la queue de l’appareil ne laisse plus de doute non plus ; c’était un avion de chasse allemand ! Un « Messerschmitt 109 » dit « Emil » pour les connaisseurs ! A peine immobilisé, le cockpit de l’appareil s’ouvre, et le pilote saute à l’eau. Mais ce que n’a pas prévu celui-ci, c’est que son grand parachute de soie s’est brusquement ouvert et le recouvre totalement ! Des cris furieux et désespérés fusent sous ce linceul blanc qui, alourdit par l’eau, entraîne le malheureux vers le fond.
Dans un réflexe humain et spontané, notre pécheur prend les avirons de sa barque, et rame comme un damné pour porter secours au pilote.
Après plusieurs minutes de combat épique, le militaire trempé gît au fond de l’esquif du sauveteur. La queue de l’appareil, et sa sinistre croix gammée, pointent encore un moment vers le ciel, puis, l’engin disparaît entièrement dans les profondeurs du fleuve.
Notre méridional subit un flot de remerciement dans une langue gutturale à des années lumières de son patois languedocien. Maintenant, le plus dur et le plus délicat reste à faire ; il doit rapporter son « encombrant colis » à qui de droit. Il n’a pas oublié que la France est occupée, et qu’il y a des obligations auxquelles, malheureusement, il ne peut échapper.
L’officier allemand de la « Kommandantur » de V… le félicite chaudement. Ce dont se serait passé notre homme qui a fait la guerre de 14-18 et ne porte pas spécialement les Allemands dans son cœur. Son geste a été humanitaire, un point c’est tout ! Mais comme ces gens-là sont quand même « Korrect », le commandant lui demande alors ce qu’il peut faire pour le récompenser. Notre sauveteur décline son offre par fierté et surtout, parce qu’il ne veut rien devoir à ces militaires, qu’il n’a pas invité à venir chez lui. De retour dans ses foyers, il ne manque pas de raconter son aventure à son épouse. Croyant être accueilli en héros, il subit alors la plus formidable engueulade de la part de son épouse, en trente ans de mariage !
-Comment ? Tu pouvais faire revenir ton fils chez lui, l’arraché à ces barbares, à sa captivité en Allemagne ? Et tu n’as même pas pensé à lui ? Père indigne ! C’est comme ça que tu l’aimes, ton fils ?
Tu as pensé une seconde à ce qu’il endure là-bas, pendant que tu te goberges ici ?
Pas la peine de vous raconter le détail des réprimandes subies par notre « pseudo héros » !
Chacun comprendra ce qu’une mère courroucée par le manque d’attention que l’on a pour la chair de sa chair, peut sortir de « vacheries » à un époux « égoïste » qui ne pense qu’à lui !
C’est ainsi, que le cœur lourd de remords, de honte, et de soumission maritale, notre homme revient à la « Kommandantur » pour exiger sa « récompense » ! Quelques semaines plus tard, la joie régne dans la famille. Le fiston, revenu de l’enfer teuton, embrassa sa mère et son père. La vie reprend son cours, paisible, sans soucis importants. On vit même les deux hommes pêcher sur le bord du fleuve, à l’endroit de « l’exploit » du paternel.
La Libération survint enfin !
Le pays est en effervescence ! Il y a des résistants partout ! D’ailleurs, on n’aurait jamais pu croire qu’il y en eut autant dans les environs, tant ils furent discrets pendant l’occupation.
C’est ainsi qu’ils jugèrent deux infâmes « collabos », un père et son fils, ayant « traficoté » avec les « boches » ! Les deux traîtres furent fusillés dans un champ, près de ce grand fleuve, témoin de leur « trahison » ! Maintenant la paix est revenue. Les drames sont enfouis au fond des mémoires, cadenassés comme dans les coffres d’une banque suisse !
Le seul ennemi sournois qui préoccupe encore mon militaire de père, pour l’instant, c’est cette garce de carpe qui refuse de se laisser prendre.
-Oh ! Fils ! Regarde ! Je crois que j’ai une touche ! Passe-moi vite l’épuisette !
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