Il est toujours dangereux, aventureux,
et mal vu d'être un pionnier dans n'importe quel domaine. Au mieux,
vous êtes regardé comme un joyeux farfelu dont la fréquentation
est à éviter.
Un jour, comme des millions de français
et de parisiens, je m'en vais arpenter les stands de la foire de
Paris, au printemps de l'année 1978. Je tombe en arrêt sur une
nouvelle invention, absolument fascinante ! Un engin qui a la
particularité d'enregistrer des émissions de télévision en direct
et de vous les restituer sur votre propre téléviseur ! Le
vendeur me dit que cela s'appelle un « magnétoscope ».
Oh la ! La ! J'en bave de bonheur et de curiosité.
Comme à l'époque je suis célibataire,
et que je n'ai pas encore de « ministre des finances »
pour me casser les …pieds, avec ce que je fais de mon argent, je
passe commande de cet engin hors de prix et rarissime à l'époque.
Ceci se passe au mois de mai 1978. Je suis obligé d'attendre le mois
de septembre suivant pour recevoir mon engin. C'est vous dire si
l'objet et précieux et déjà très convoité. Pour moi, c'est une
aubaine fantastique vu que je travaille la nuit et les week-end dans
un grand service informatique qui fonctionne 24h sur 24. C'est sans
compter sur la jalousie endémique de mes collègues qui, apprenant
la nouvelle, ont tous cette réflexion sublime et instinctive :
« Ah ben maintenant, tu vas pouvoir te passer des films
de cul » !
Authentique ! Moi, qui suis
toujours resté d'une niaiserie à faire peur, je n'y avait même pas
pensé une seconde ! Mais EUX, si ! Décidément, je dois
être un « martien » ! Ou on ne sort pas du même
moule ! Je n'ai pas écrit de la même « moule » !
Il faut faire attention quand on lit ! Ou on a décidément pas
les mêmes valeurs ! Bref ! Tout se passe bien jusqu'au
jour où je reçois un coup de fil d'un journaliste de VSD. Sur le
coup, je crois à une blague. Mais pas du tout !
Un beau jour, deux journalistes
débarquent dans mon petit studio d'Antony, dont un photographe, pour
m'interviewer. Moi qui suis d'un naturel bavard et disert, je ne me
fais pas prier pour leur vanter mon expérience télévisuelle. Je
crois, avec la naïveté du néophyte, que mes propos vont être
largement rapportés et exploités.Le photographe mitraille mon studio et les plumitifs se barrent au bout d'une bonne heure. J'attends donc, avec l'impatience que vous devinez, le numéro hebdomadaire
qui va exposer mon expérience. Ah je ne suis pas déçu ! Je
suis vert de rage ! Je ne reconnais aucun de mes propos, et pas une seule photo de moi!
Et au passage, je me fais traiter « d'intoxiqué » d'une
manière très « sournoise » sous forme d'une question
qui ne trompe personne ! Quoi faire ? Protester ?
Porter plainte ? Ils sont bien trop malins et protégés. Et
puis, au fond, je me fais la réflexion que tout ceci est bien
dérisoire et sans importance ! J'enterre ce pauvre journal au
fond d'une malle dans un grenier, et je l'oublie.
Ah les femmes et leur obsession du
rangement ! Voilà-t-y pas qu'elle m'exhume cette « relique »
en me demandant si je ne peux pas la mettre à la poubelle !
Sacrilège infâme ! Non mais ? Et quoi encore ? Car
même « insulté » c'est un « monument » de
ma vie journalistique ! Ah mais ! C'est ainsi que tous mes
souvenirs, avec ce pauvre magnétoscope me remontent à la mémoire.
Car ce que vous ignorez, c'est TOUT ce que j'ai fait par la suite,
avec cet engin révolutionnaire pour l'époque. Je me suis acheté
une caméra noir et blanc, avec une grosse alimentation. J'ai fait
avec des « reportages » sur la famille, les amis. Ce
pauvre engin a voyagé sur des centaines de kilomètres dans le
coffre de ma « 4L » sans broncher, sans une seule
défaillance, dans une valise métallique achetée à cet effet et
où il y DORT toujours! Et aventure suprême, ce pauvre magnétoscope
a fonctionné, en pleine rue, avec un groupe électrogène, pour
faire un reportage sur des secouristes de la Croix Rouge dont je
faisais partie. On est très loin des gadgets actuels qui sont grands
comme des cartes de visites et qui vous filment en « HD » !
Mais pour la postérité, et les petits enfants (si j'en ai un jour)
il est toujours bon de savoir par quelles étapes du progrès
technique nous sommes passés.
Pour vous prouver que tout ceci est
bien authentique et que je n'affabule pas, je vous mets à la suite
de mon récit les preuves photographiques ainsi que l'extrait de
l'article de VSD.
Au passage, je vous écrirais encore
que je me fous du chanteur « Beranger » dont j'ignore
encore toutes les « chansons » mais que je connais bien
Marcel L'Herbier ; un monsieur infiniment sympathique qui me fit
comprendre que le cinéma était un art merveilleux.
Mais les magnétoscopes ont disparu à
leur tour, comme les dinosaures. On ne lancera plus ce cri si cher à
Jean-Christophe Averty : « A vos cassettes » !
Bien que plusieurs centaines encombrent encore inutilement une partie
de mes placards !
Il est de bon ton de se lamenter de la
disparition d'espèces animales. Personne ne pleure sur la
disparition de machines qui nous ont pourtant rendu bien des services
et donner beaucoup de joies.
La
possession d'un magnétoscope conduit très vite à constituer des
collections de programmes enregistrés. Chez Gérard Gilbert,
célibataire, opérateur sur ordinateur à Orly-Ouest, le
magnétoscope trône sur un guéridon, tout près du fauteuil, à
porté de la main.
«
Vendredi dernier, dit-il, j'ai pu regarder dans la soirée quatre
émissions diffusées par les trois chaînes. J'ai vu, en
direct, la pièce de théâtre, Les
Amours noirs d'un homme blanc, J'ai
regardé ensuite, toujours en direct, à 23 heures, le reportage sur
le chanteur Béranger jusqu'à 23H55. Dans le même temps, j'avais
enregistré l'émission de FR3, Le
Nouveau Vendredi, de
20H30 à 21H30, puis l'émission d'Antenne 2, Apostrophes.
J'ai
regardé ces deux programmes après Béranger. J'aurais
très bien pu mettre aussi sur cassette Le
Ciné-Club mais
le film de Marcel L'Herbier, L'Inhumaine,
ne
m'intéressait pas. De toute façon il était déjà trois heures du
matin quand j'ai pu me coucher, ma « soirée images » terminée. »
\
Gérard Gilbert est-il un dingue
de télévision, un
intoxiqué?
Il proteste. « Je ne passe pas ma vie collé à mon petit écran.
Seulement mon emploi à Orly ne me permet pas des horaires réguliers.
Il en est de même pour mes camarades de travail. Alors, nous nous
organisons pour enregistrer ce qui nous intéresse, en particulier
les feuilletons dont nous ne ratons pas un épisode. »