Voilà une belle
occupation faite pour tous les paresseux, tous les convalescents,
tous les retraités sans imagination, tous les détenus en prison,
tous les casaniers indécrottables, et surtout ceux qui n’ont rien
à faire de plus intelligent ou de plus sérieux. C’est ce que
pense la majorité des gens, tous ceux qui n’ont jamais eu le vice
sournois d’en entreprendre, ne serait-ce qu’un tout petit. Je
viens d’en terminer un grand de près de mille pièces. Et ben...Je
peux vous dire que pour de l’aventure , j’en ai eu... de
l’aventure ! Et que d’émotions, que de suspenses
redoutables, que de moments de désespoir surmontés ! Mais si !
Mais si ! Ne ricanez pas bêtement avant d’avoir lu la suite
de mon récit.
Tout d’abord, cela
commence innocemment, par la vue d’un puzzle inachevé qui traîne
sous le lit d’une chambre située sous les combles de la maison.
Pauvre chose abandonnée, par qui ? Pourquoi ? On ne le
saura jamais. Un grand cadre surgit à votre vue, aux trois quarts
vide, où surnagent quelques pièces, ébauche d’un magnifique
tableau d'Auguste Renoir, "les jeunes filles au piano". Et là, un piège sournois se referme
sur vous. Il est invisible indécelable, comme tous les pièges, et
quand vous en prenez conscience, quelques jours plus tard, il est
déjà trop tard, vous êtes déjà condamné. Comme un mauvais sort
qu’on vous aura jeté, il vous prend soudain l’envie
irrépressible, mystérieuse, envoûtante de vouloir l’achever.
Cette occupation n’a jamais été votre « tasse de thé ».
Pire ! Vous l’avez snobée comme la plupart des gens. Moi ?
Faire un puzzle ? Comme tous ces débiles désœuvrés qui n’ont
rien d’autre à faire !
Alors, tous les
soirs, avant le coucher, vous montez vers le lieu de votre addiction
« puzzilistique » comme l’alcoolique pousse la porte de
son bar, après sa dure journée de travail. Et là, vous attend le
nouveau casse-tête de nuit. Tout d’abord, le néophyte que vous
êtes prend une pièce entre ses doigts et cherche où il peut bien
mettre cette putain de petite chose. Cela prend des heures, des
journées parfois, et quand vous trouvez enfin l’endroit magique,
vous poussez un cri de joie comme l’orpailleur qui vient de trouver
sa première pépite d’or de l’année. Mais il faut bien avouer
que le rendement n’est pas terrible Alors commence le temps des
stratégies. Déjà, on tente de regrouper les pièces par couleurs.
Mais, bien sûr, les choses ne sont pas si simples ! Bon courage
au léger daltonien que je suis! Il y a des nuances de gris qui sont
ravageuses et d’une perversité diaboliques ! Ensuite, vous
faites une découverte passionnante ; figurez-vous que les
pièces possèdent des familles de formes ! Là, ça commence à
prendre une tournure intéressante ! Beaucoup sont identiques
mais...presque, voilà le gros piège sournois qui vous guette !
Il y a ce que je nomme les « faux amis ». Les pièces
« Canada dry » ! Qui ont l’air d’être à leur
place, qui ont l’air d’avoir la définitivement la bonne place !
Mais qui ne sont pas du tout à la bonne place ! Et il vous
faudra des soirées et des soirées entières , pour enfin le
comprendre ! Et même parfois, à la toute dernière extrémité,
à la fin du puzzle. Il y a enfin la dernière subtilité, la
subtilité suprême quand vous comprenez que le peintre, ici Renoir,
a donné à ses coups de pinceaux, une ligne directrice verticale qui
va être d’une puissance salvatrice extraordinaire pour trouver la
bonne pièce au bon endroit.
Voilà pour les
stratégies. Mais en attendant, que de moments de panique et même de
franc désespoir ! Jugez plutôt ; vous avez un beau trou
au beau milieu d’une zone déjà bien mise en place. Et dans ce
trou, horriblement, vous ne trouvez aucune pièce pour le combler,
aucune pièce, même de loin, ne peut s’y mettre ! Là, vous
avez une envie furieuse de tout foutre en l’air ! Vous vous
dîtes qu’on vous a volé ! Que ce puzzle est défectueux !
Que c’est un scandale de tromper les gens ainsi avec une
marchandise aussi merdique !
Mais la terreur
suprême, si c’est encore possible, c’est de croire qu’il vous
manquera une pièce au denier moment, et que, comme un imbécile,
vous avez travaillé des semaines pour rien ! Enfin, que vous
êtes un abruti parfait de vous être lancé dans cette stupide
occupation pour débiles mentaux ! Oui, je sais ! C’est
un peu exagéré, mais cela résume bien mon état d’esprit dans
ces moments-là.
Et puis on se dit
qu’il faut quand même aller jusqu’au bout. Suivant la pensée
d’un grand prince du du seizième siècle Guillaume
d’Orange-Nassau :
« Il n’est
point besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour
persévérer ! »
Et ...c’est bien
vrai ! C’est merveilleusement vrai ! Merci Guillaume !
C’est exactement ce que j’ai fait. Même s’il manque des
pièces, on peindra leur trou ! Ben voyons ! Voilà une
vraie pensée de désespéré. Et donc le miracle opère quand je
repends le collier. C’est ainsi qu’il est des pièces que vous
prenez et qui trouvent leur place immédiatement, sans aucune
réflexion, instamment, comme par miracle ! D’autres fois,
vous essayez quinze pièces et c’est la toute dernière, la bonne,
qui est enfin trouvée, dans un soupir féroce, à réveiller toute
la maisonnée ! Mais le stress final, le plus angoissant, après
avoir subi toutes ces péripéties insolentes, c’est quand il vous
reste à peine cinq pièces et que vous n’arrivez pas à les
placer ! Alors, dans un sentiment de colère désespérée, vous
défaites toute la zone concernée, et vous entreprenez de replacer
tous vos pions.
Je puis vous dire
que lorsque vous placez la toute dernière pièce, il vous prend une
envie furieuse d’entonner à tue-tête l’alléluia de Haendel !
C’est quasiment pavlovien !
Alors ?
qu’est-ce que je vous disais ? C’est pas de l’aventure,
ça ? Avec drames, rebondissements comme dans tout beau scénario
de film. C’est là, sans aucun doute possible, qu’on apprend la
patience, la lutte contre le découragement, la stratégie, le
renoncement aux certitudes, les sacrifices nécessaires, la vie
quoi ? Après, arrive la leçon de l’humilité absolue, quand
une voix féminine proclame sans état d’âme : « ta
cochonnerie, tu as l’intention de l’accrocher où ? Parce
que je ne veux pas de ça nulle part dans la maison! »
C’est ainsi que l’objet de votre passion, de votre orgueil, de
votre fierté très éphémère, reprend le chemin du dessous de lit
d’où il n’aurait jamais dû sortir !
« Ainsi passe
la gloire du monde ! »
PS A la demande
d’une personne mise en cause par mon récit , je dois avouer une
basse calomnie qui n’est pas à mon honneur, et dont l’intéressée
a exigée une rectification immédiate de ma part.