Il était posé là, sur mon bureau, silencieux et discret.
Sa couverture montrait une gueule de requin menaçante.
Je l'avais acheté pour les besoins scolaires de mon fils.
Une obligation culturelle, en quelque sorte.
Et puis un soir, avant de me coucher, parce que je ne peux m'endormir sans lecture, je le pris avec moi, dans une période de vache maigre littéraire.
C'est ainsi que bien engoncé dans mes couvertures, les lunettes sur le nez, je me mis à lire le "K" de Dino Buzzati.
Les premières phrases me parurent bien banales et il s'en fallut de peu pour que mon intérêt et ma patience s'envolassent, surtout après une bonne journée de travail.
Mais le talent de l'artiste fit son œuvre.
L'hypnose littéraire finit par me vaincre, et je me mis à suivre les aventures terrifiantes du pauvre Stefano Roi!
Qu'est-ce que c'est que cette histoire abracadabrante?
Un jeune homme voit un monstre suivre le bateau de son père que personne d'autre que lui n'aperçoit? Complètement idiot!
La part d'enfance qui survit en moi, tant bien que mal, arrive à surpasser mon esprit cartésien, et je poursuis la lecture.
Je vous passe le récit d'une vie faite de fuite et d'attirance pour cette affreuse bestiole tapie au fond des océans, qui hante le cœur et l'âme de ce pauvre torturé.
Arrive la fin tragique et grotesque.
Le vieillard, dans un ultime face-à-face, veut affronter courageusement la "bête".
Et là, il s'aperçoit avec horreur et désespoir que le "monstre" n'est en fait, qu'un doux et bon génie qui voulait lui apporter gloire et fortune, sous la forme d'une "perle de l'océan"!
Les brumes du sommeil commencent à me gagner sur cette histoire bien sombre.
L'esprit erre dans les contrées de l'inconscient où la raison n'a plus sa place, mais où l'âme retrouve son royaume.
Soudain, je me redresse sur mon oreiller.
L'angoisse m'étreint!
Comme un voile qui tombe devant un tableau de la cimaise de mes pensées, m'apparaît en pleine lumière la vérité de cette parabole!
Ce n'est pas simplement LA parabole que j'ai comprise! C'est aussi ma vie!
Je l'ai reconnu le monstre du K!
Pas celui du livre! Le mien! Celui que j'ai fui, moi aussi!
Comme un imbécile! Aussi stupide que ce Stefano!
Moi aussi on me l'avait dépeint comme une monstruosité!
Moi aussi, j'étais le seul à le voir, alors que j'entends encore le ricanement de ma mère, parce qu'elle, à l'instar du père de Stefano, ne le voyait pas non plus!
Le mien aussi, je l'ai fui toute ma vie! Il était là devant moi! Il m'a accompagné toute mon existence!
Lui aussi était patient ! Lui aussi me terrifiait par sa gueule énorme qui semblait vouloir me dévorer tout cru!
Je ne savais pas non plus qu'il pouvait m'apporter tous ces trésors!
Ah! La brave bête! L'adorable créature!
Heureusement, je ne suis pas encore un cadavre dérivant sur une barque!
Ah! Oui! J'oubliais de vous la nommer, cette gorgone enfin apprivoisée: L'écriture!
Ah! La brave bête! L'adorable créature!
Heureusement, je ne suis pas encore un cadavre dérivant sur une barque!
Ah! Oui! J'oubliais de vous la nommer, cette gorgone enfin apprivoisée: L'écriture!
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